dimanche 26 juin 2011

Bâiller hors-champ.

* Ce plan vu la semaine dernière dans les rushes du film de TJ : le 19 décembre dernier, insomniaque, TJ est seul dans les rues enneigées du quartier qu'il hante la nuit tout son tournage durant. Je pense qu'il a bu, il est évident qu'il a fumé plus que de raison. Il ne sait pas trop pourquoi il est là, seul (il doit être deux heures du matin), avec une caméra. C'est la caméra de Triptyque, une EX1, j'en ai déjà parlé ici. Belle bête onéreuse, notre seule richesse, l'essentiel de notre capital. On y a tous les trois mis nos rares économies. Avec mon Mac et mon RSA, pour ma part, c'est tout ce que je possède.

* Donc TJ est dans la rue, une petite rue à sens unique, sous la lumière orange des réverbères, à piétiner la neige fraîche dans la morsure du froid, pas encore rendue boueuse par le passage des voitures. La caméra est posée sur pied, au centre de cette petite rue, et filme en plan large l'alignement des bagnoles garées dans cette banlieue endormie. Le point de fuite correspond à celui de la rue, au bout de laquelle, rarement, une voiture isolée passe furtivement, avec son faisceau de phares et son bruit de moteur migrant d'un ampli l'autre. La rue fait partie du quartier filmé, mais jamais TJ ne l'a filmée. Elle est pourtant à l'origine du besoin de filmer ce quartier ; ou, pour être plus précis, c'est dans un appartement de cette rue qu'est né ce besoin. Seulement, filmer la rue ne suffit pas à dire ce qu'est cet appartement, où il se trouve, ce qu'il signifie, mais TJ, ivre, seul, frigorifié, insomniaque, dans cette rue silencieuse un 19 décembre à 2h du matin, pensait bien qu'en y ramenant sa caméra, tout soudain s'éclairerait et que l'importance de la rue se verrait seule à l'écran. Bien sûr, il filme et cette importance n'est pas vraiment là. Le plan surprend, on se demande ce qui justifie de tenir un tel plan, on se dit peut-être la neige, sans doute la neige, c'est vrai que cette neige est belle parce que dans cet entre-deux rare à la ville : elle n'est pas vierge, des pieds l'ont foulée, quelques pneus aussi, mais elle est encore blanche dans la lumière orange, elle fait encore un peu office de réflecteur. On ne sait pas encore que l'appartement est dans la rue. Et TJ, rarement opérateur sur son film, qu'il a essentiellement confié à des cadreurs tiers, s'en aperçoit soudain. Je pense que sa déception est immense, peut-être qu'il se dit qu'il n'est décidément pas bon cadreur, qu'il ne sait pas faire ressortir dans un plan le détail signifiant. Qu'il se demande bien ce qu'il fout là. Qu'il devrait partir. Peut-être tout abandonner.

* La déception ne le terrasse pas : soudain, d'un hors-champ inédit dans la grammaire du film, la voix de TJ prononce, sur un timbre jamais entendu, même par moi qui le côtoie la moitié de la semaine, ce que l'image n'arrive pas à dire. Cette voix dit tout ça, la solitude, l'heure, la déception, l'impossibilité de dire à l'image tout ce que l'image recèle intimement, pour lui. Et cette voix brisée par l'angoisse de ne pas réussir le plan, est bouleversante. S'ensuit un recadrage, TJ tente de filmer des détails, de trouver des métaphores un peu casse-gueule. Il filme des pas dans la neige, en off il improvise que c'est peut-être aussi une représentation de son surplace des dernières années. Il ne sait pas trop, il voit bien que c'est bancal, il continue à chercher son cadre. Et puis il revient au cadre premier, large, épousant le point de fuite de la rue. Il se tait. Et émergeant soudain du hors-cadre, obéissant à quelque pulsion soudaine, complètement je-m'en-foutiste et absolument sublime d'énergie du désespoir, il abandonne notre EX1 au milieu de la rue, la laissant exposée au possible passage de quelque voiture aveugle, se foutant bien de ce qu'elle puisse la renverser, et s'enfonce vers le point de fuite du bout de la rue, bien décidé à y disparaître.

* Cette émotion est pour moi complètement neuve, tout simplement voir la caméra être abandonnée, véritablement laissée seule, comme on abandonnerait un personnage, un homme, un enfant, un animal en bord de route.

(* Évidemment le producteur capitaliste en moi est révolté : comment, tu as abandonné notre matériel en plein milieu de la rue? TJ, sale crevure anarchiste...)

* J'ai dérushé ce plan il y a une semaine seulement et, bizarrement, je ne me souviens plus du tout de sa fin : revient-il la couper? Si ça se trouve, une bagnole l'a bel et bien percutée.

(* Aparté sur cette histoire de définir un lieu filmé, qu'on sait chargé d'une histoire que le spectateur ne connaît pas nécessairement : je me souviens de Straub, dans un débat après Lothringen, parlant d'un cimetière mérovingien que l'initié saurait voir dans la forêt filmée ; il fallait le savoir et en le sachant les plans se chargeaient de sens nouveau ; mais comment le dire pendant le film? Souvent, les Straub ne le disent pas, et c'est une belle façon aussi.)


* Puisqu'on parle du hors-champ : dans le Marin Masqué de Sophie Letourneur, la plus belle idée du film en résume les autres beautés. Après une nuit d'insomnie itou, passée dans une boîte où l'une des deux filles a croisé un amour d'enfance, nos héroïnes en discutent au petit matin, dans une chambre. L'amoureuse est assise près du lit ; la copine allongée. La copine lutte contre le sommeil, mais c'est une copine, malgré la fatigue, elle écoute l'amoureuse qui rabâche, et plus l'amoureuse rabâche, plus on rit de savoir que la copine lutte contre le sommeil. Mais plus l'amoureuse rabâche, et plus elle devient touchante, plus on sent qu'elle commence à y recroire, à ce refoulé amoureux, qu'elle se laisse gagner par la vague d'émotion que d'ordinaire elle parodie, et le champ/contre-champ s'interrompt, et le plan dure sur son visage, et l'amoureuse rabâche, rabâche, comme pour se convaincre, et on sent que ça prend de l'importance, et on n'a plus vraiment envie de rire, et on imagine bien que pour la copine c'est pareil, le rabâchage tourne en rond mais l'émotion est là, la contrer, la moquer, serait criminel. Ce crime, on y pense d'autant plus fort quand un bâillement hors-champ, de la copine, surgit, surmixé. Mais ce bâillement n'est pas criminel : il tombe comme un assentiment au rabâchement, il ne l'interrompt pas, le ponctue seulement, et marque aussi la réalité de la lutte de la copine contre le sommeil : si la copine tient bon, c'est pour elle, c'est parce que c'est une copine, on peut bâiller entre copines, tant qu'on s'écoute, tant qu'on brave le sommeil pour écouter l'autre.

1 commentaire:

Griffe a dit…

Bien entendu ! C’est en effet le nœud du film, où se confirme que l’art de Letourneur est tout musical, puisque entre le « rabâchage » de cette séquence et le reste des dialogues lancinants (et irritants) du film, la modulation est presque infime : le plan dure un peu plus longtemps, il est plus rapproché qu’ailleurs, il est frontal, voilà tout. Mais voilà qui change tout.