samedi 21 janvier 2012

Munyurangabo

* Munyurangabo vole une machette. Le temps d'un pano aller-retour le long de l'arme jusqu'à son visage, le sang sur la lame a disparu. Il s'agirait maintenant de faire disparaître la lame elle-même. Ça prendra le temps d'un film.

* Il l'a décidé, il le tuera. Il aurait aimé que son meilleur ami, son seul ami, l'accompagne. La machette est dans le sac à dos. Mais son ami retarde sans cesse : nous partirons demain, encore une nuit, et une nuit encore, et cette dernière nuit, promis...

* Il arrive au village, seul, donc, et c'est bientôt la fin du film. Il a marché longtemps. Il n'a pas toujours eu à manger. Il lui faut des forces. Il s'arrête dans un boui-boui, où il compte dépenser ses quelques billets. Un homme est au porche, ivre. L'homme le regarde chercher les billets dans le sac. L'homme aperçoit la machette. C'est une machette, que j'ai vu ? demande l'homme. Munyurangabo ne répond rien. L'homme titube et s'appuie sur la rambarde, face à la table. Derrière lui le ciel est blanc comme la poussière du vent. C'est son visage et le blanc, rien que son visage et le blanc. Parfois dans le blanc quelques couleurs floues qui entrent et sortent des maisons, derrière le voile blanc. Demain, c'est la fête de la Libération, le premier anniversaire de la Libération, dit l'homme-visage, ivre, sur fond blanc. C'est bien la première fois qu'on a un tel visage, un tel gros plan, face caméra, yeux dans les yeux et, derrière, le blanc. Un visage seul. Le reste du film construisait ses plans larges sur des axes simples et rares. Dans la maison du meilleur ami de Munyurangabo, on était toujours aux mêmes endroits pour prendre les vues. Entre les deux ailes de la maison, il y a un petit chemin avec un banc. C'est ici qu'on mange, quand il y a à manger. Le meilleur ami de Munyurangabo s'y installait avec sa mère et elle lui donnait la becquée. La caméra était à l'intérieur de la maison, on voyait à travers la porte ouverte. Si l'un partait par la gauche et l'autre par la droite, on ne voyait plus que le banc, il n'y avait plus personne. C'était une scène et les sorties, par la droite ou la gauche, dissociées ou ensemble, disaient tout des personnages, de leurs trajectoires collées, dissociées, tantôt l'un, tantôt l'autre, tantôt un peu des deux, à la faveur des hésitations. Chung Lee Isaac ne laisse jamais une coupe se faire pour rien, économise ses axes. Recadrer c'est réintégrer, c'est-à-dire nourrir une séquence d'un élément complémentaire, un ajout, qui change la somme. Le plan final l'appliquera à la lettre.




* Demain, c'est la fête de la Libération, le premier anniversaire de la libération, dit l'homme-visage, ivre, sur fond blanc. On m'a chargé d'écrire un poème, tu veux l'entendre ? L'homme n'attend pas la réponse et nous ne voyons pas le visage de Munyurangabo. Nous ne voyons que l'homme et le blanc. Il scande. C'est presque un chant. Il scande à toute vitesse. Il dit le Rwanda d'après-génocide, la honte du Rwanda, tout ce que le film n'a dit que par touches, mais pas dit ainsi, de front, sur fond blanc, tout ce qui se sentait, de ce qui se tenait dans le hors-champ tu, le hors-champ des mémoires inquiètes, tout ce qu'une machette volée sur un marché, la simple présence symbolique d'une machette en ouverture, puis cachée dans un sac presque tout le film durant, anticipait d'angoisse et de ressentiment. Le plan est long, le visage habité, par l'alcool mais aussi par le texte. Le visage habite aussi, tout le plan, presque tout le champ. La caméra n'a d'yeux que pour lui, le suit, à l'épaule, lorsqu'il s'incline, lorsqu'il se redresse, lorsqu'il bute sur un mot et se reprend. Je ne sais pas combien de temps il dure, 3 ou 5 minutes peut-être. Il dit, il ose dire - et quel film l'ose encore ? (Les Neiges du Kilimandjaro, peut-être) - l'avenir dans le pardon.

* Il n'y aura pas de contre-champ sur Munyurangabo affecté, on ne le verra pas réagir, manger, partir. Après la coupe, Munyurangabo est en pied, sur un chemin de terre, machette à la main. Droit, noir, icone.



* Marche jusqu'à la case du tueur de son père.

* Ne tue pas.

* Plus tard, le même plan iconique. Pas de lame.