dimanche 26 août 2012

People's Park

* Régulièrement, certains flâneurs dépassent la caméra, s'en distancient, puis reprennent l'avantage. La première dont je remarque le retour doit être une sexagénaire, haut rose, jupe trop moulante sous le genou. Elle danse — les vieilles dames dansent beaucoup dans le film de J.P. Sniadecki & Libbie Dina Cohn — et sa jupe l'empêche un peu, lui tient les genoux trop proches. Alors elle se tortille comme elle peut, place son point d'équilibre à mi-jambes, et telle est sa danse. Mais ce qui m'émeut avant tout, c'est que je la reconnais. Elle dansait déjà dans la première "scène" et la voici dansant à nouveau, ici, ailleurs, un peu plus loin : à dix minutes du début du film.

* Je mets des guillemets à "scène", mais je ne devrais pas. People's Park est certes un plan-séquence mobile d'une heure et quart, cela ne l'empêche pas d'être un assemblage de scènes, i.e. d'unités de temps et de lieu. Mais des temps et des lieux concomitants ; ou plutôt, comment dire, corrélatifs — si je fais le distinguo, c'est que je veux insister sur ce qu'ils ne sont pas tout à fait simultanés, pour ce qui concerne leur enregistrement : ces unités existent indépendamment, ont eu leur simultanéité, que seules des caméras multiples quadrillant et fragmentant l'espace pourraient restituer dans leur concomitance en les reproduisant côte-à-côte. L'effet d'un tel choix de mise en scène est de subsumer ces unités indépendantes à une unité plus grande et strictement cinématographique : le plan-séquence (qu'on ne confondra pas tout à fait avec le film : le plan-séquence est cet ensemble, mais le film comprend également les deux coupes, d'ouverture et de clôture, les génériques et le choix de continuité du son sans l'image sur ceux-ci, ce qui quoi qu'on en pense n'est pas rien et relève aussi bien du montage, de l'effet, donc de la conséquence esthétique et sensible). Leur géographie les relie par la carte, bien sûr, puisque toutes ces scènes ont lieu dans le même parc chinois mais à partir de quelle échelle considère-t-on qu'un espace n'est plus la même unité géographique ? Ce que produit le cinéma ici, c'est évidemment l'alliance du temps et du mouvement : c'est le moment de la prise de vue qui donne ses bornes à l'action et le mouvement d'appareil qui la qualifie. Évidences, peut-être, ou pour le moins mécaniques originelles de tout plan, de tout film tourné avec une caméra ; néanmoins rarement à ce point principielles.

* Dans On Rubik's Road, Laïla Pakalnina avait mesuré l'étendue du réservoir narratif et esthétique que peut constituer un lieu public en l'occurrence, déjà, un parc. La démonstration se faisait par le montage et les entrées de champ : c'est la traversée des plans qui en écrivait les histoires ; quant aux raccords, ils les filaient, leur inventaient des continuités de mouvement qui emportaient le sens, quand bien même les sujets traversants n'étaient pas véritablement raccord (autres personnes, mêmes traversées). Il s'agissait de trouver, dans ou malgré la fragmentation, le trait d'union que le cinéma pouvait bâtir : la mise en scène. People's Park nage en ce même réservoir et, si la démonstration semble a priori ne pas se jouer sur le même mode (plans multiples versus plan unique), in fine ses termes sont similaires.

* J'avais déjà tenté d'écrire sur le plan-séquence documentaire, ici, "contre" Badiou. People's Park m'y ramène, en luttant contre un autre reproche communément formulé, celui d'un certain romantisme du hasard et de la chance, d'un fantasme acheiropoïètique, la croyance en ce geste miraculeux ahumain, non-guidé par la main de l'homme soit, en documentaire, un geste censément guidé par le petit bonheur des tangages du Réel, tangages dont le schème n'appartiendrait qu'à Dieu. En bon athée, j'y ai toujours préféré le verbe d'action de Renard, le je-tu-elle-nous-vous-ils panthèise-s-ons-ez-ent, en ce qu'il subjective et libère l'arbitre, même sur ce terrain miné de l'intervention "divine" sur l'art. 

* Pour tenter de mieux dire : au-delà des choix de coupe et de générique déjà notés plus haut, l'action de J.P. Sniadecki & Libbie Dina Cohn n'est pas simplement d'être là à filmer. Elle est aussi de filmer à telle hauteur (relativement basse, à peu près sous la poitrine, un peu au-dessus de l'enfant, hauteur étonnamment adolescente), à tel rythme (lenteur assez constante, mais pas non plus montée sur coussin d'air, sujette aux aléas anti-mécaniques du steadicamer engagé sur les chemins, fendant la foule assemblée, tenu par principe à une mobilité permanente mais tenté de ralentir ou d'accélérer selon ce qui se déroule devant son viseur, grimpant des marches comme possible, manquant trébucher ou heurter un promeneur, etc.) et allons plus loin, tel jour, à telle heure de la journée, selon tel ou tel parcours. Il y a donc cette maîtrise-là et il y a bien sûr aussi tout l'accident, le très fameux et très célèbre Accident, souvent célébré comme le Grand Machin Décisif de l'Approche Documentaire. Mais la beauté de People's Park ne tient pas tant dans l'Accident que dans sa gestion : la grande réussite du film est en effet à la fois de faire percevoir l'infinité d'événements qu'il serait possible de filmer, mais aussi d'accepter l'éventualité de ne pas arriver à temps pour les filmer. D'arriver avant ou après l'action pour laquelle un attroupement se forme, s'est formé, est en train de se former/déformer/reformer. D'aimer autant les préparatifs de l'événement ou l'odeur encore dans l'air de l'événement passé (cette chaleur qui retombe, cette poussière qui tourbillonne encore tandis qu'on en range les reliefs), que l'événement lui-même. L'Accident, donc, mais en vérité sa gestion : ne pas recommencer le plan-séquence parce qu'on n'est pas tombé pile au bon moment, accepter de garder le moment d'échec. Gérer l'accident documentaire, c'est ne pas conserver que les miracles, ne pas prétendre qu'un doigt divin les règlerait comme du papier à musique, mais bien conserver les moments de panique du cadreur cherchant vainement un trou par lequel dévoiler une action qu'un mur humain dissimule ; les moments d'inspiration du cadreur qui panote, impressionné, sur telle personne en contre-plongée et se laisse à sa suite égarer volontairement dans les branchages, un bout de promenade durant, avant de revenir à la hauteur habituelle ; les moments de dévoilement du cadreur qui, glissant à pas de crabe face aux personnes filmées se laisse dévisager par elles en autant de regards caméra troublés, inquiets, amusés, dubitatifs, las, revêches ; les moments d'humilité du cadreur qui, hésitant à faire ces pas de crabe face à un couple mystérieusement éploré, enlacé, effondré sur un banc, l'une recroquevillée sur les genoux de l'autre, décide contre le principe de mise en scène de s'en détourner finalement...

* On pourrait écrire aussi sur la confrontation du couple d'occidentaux derrière la caméra et du supposé exotisme contextuel. De Sniadecki, j'avais vu précédemment le Foreign Parts, documentaire centré sur ce quartier du Queens où, émergeant de nids de poules géants noyés d'eau de pluie, des mécaniciens rafistolaient de vieux gamos décatis. Il m'avait semblé qu'y présidait justement une fascination presque folklorique pour un paysage par avance mythifié et des acteurs tout aussi stéréotypiquement définis. Devant Foreign Parts, je voyais donc surtout la fierté, par trop affichée, de parvenir à reconduire par le documentaire une mythologie que la fiction américaine a définitivement arrimé à notre champ de représentation. Ce mouvement de démonstration de force à reproduire le déjà connu (pourtant, pas de quoi se vanter) se retrouvait aussi dans une recherche d'angles plus ostentatoires que justes, presque ironiques dans leur positionnement même. Le local y devenait typique, le typique y prétendait au cool, le cool s'y néantisait au format carte postale. Par ce zigzag à hauteur d'adolescent stupéfait qu'est People's Park, J.P. Sniadecki & Libbie Dina Cohn évitent l'ironie, la photo-souvenir, et préservent la distance du voyageur joyeusement égaré là  grand événement dans le film, qui pourtant ne dure qu'une seconde : l'apparition sur un chemin d'un couple d'Européens en short, mirettes aussi écarquillées que les nôtres, à distance et pourtant bien présents, dans ce parc où l'on se montre sous son jour endimanché (le choix du lieu permet d'ailleurs aux réalisateurs de s'accepter comme assistant aussi à un spectacle déjà mis en scène et, par conséquent, de ne jamais prétendre montrer une Chine une et entière, telle qu'en un improbable quotidien invariable).

* Beaucoup songé par la suite aux deux films qu'Yves Béliard-Castebert a tournés en Inde, formidables films de vacances en lutte constante contre la tentation du tourisme et de l'exotisme. Mais c'est une autre histoire et puis personne ne les montre, hélas. J'espérais monter un ciné-club documentaire où il pourrait les présenter lui-même, mais le projet a capoté et pour l'instant, aucun moyen de montrer les films d'Yves, pas davantage que ceux de Régis Lacaze... Un jour, un jour, patience...

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