mercredi 24 octobre 2012

Informer, décrire, ennuyer

* Dans un livre de 1992 que personne n'a lu et qui ressemble à ça



je lis dès le premier article les mêmes choses que partout et notamment ceci, qu' « un documentaire qui ne serait que descriptif aurait toute chance d'être ennuyeux », suivi d'une défense du documentaire contre la fiction (l'avait-elle attaqué?), le premier étant supposé emprunter à la seconde ses effets narratifs et la seconde au premier ses effets de réel (la caméra remue : c'est donc vrai) – démonstration édifiante, espérant apporter la preuve qu'un documentaire n'est pas si chiant qu'on le croit, car dans le fond, c'est aussi une fiction. Misère d'un argumentaire qui part perdant d'office : avec des chevaliers pareils, le genre n'est pas sauvé, puisque sous cette lance molle, le documentaire n'est cinéma qu'en tant qu'on lui trouve des antennes avec sa grande sœur dominante, la toute-puissante fiction, dont la suprématie va de soi (même si, histoire de dire quelque chose, on lui reprochera d'avoir décliné après les années 70), tant elle a prouvé qu'elle méritait par essence son trône (il faut lire l'ahurissant dénouement de l'article, qui proclame in fine la supériorité de la fiction sur le documentaire, en ce qu'elle serait capable d'une chose dont lui ne serait pas foutu : « montrer de l'invisible », à savoir prendre de l'avance sur l'action ou adopter un point de vue divin, « le point de vue de personne » ; étant entendu que le documentaire a donc tout de la fiction moins un truc, et la fiction, elle, tout, absolument tout ; que rien de ce que le documentaire peut faire n'est étranger à la fiction, quand à l'inverse le documentaire ne saurait reproduire tout de sa frangine ; vous voyez donc bien que même nous, ardents défenseurs du documentaire, qui dans notre livre trouvons essentiellement des exemples fictionnels pour illustrer nos propos, sommes progressistes avec le genre, même si nous le savons être par essence diminué, amputé, inférieur).

* Ce lisant (et me contrefichant des querelles de pouvoir, laissant le sceptre aux tyrans et souhaitant à l'art d'étêter ses patrons), je pense à Heinz Emigholz, sur lequel je veux écrire depuis des semaines sans trouver d'entrée.

* Peut-être que l'entrée est là – non pas par l'ennui, quoique : Emigholz est chiant et vous emmerde – mais par la description. Depuis quelques temps, ce blog a un peu changé d'écriture, en est justement passé par l'attirail descriptif. Souvent un détail y est étiré jusqu'à en tapisser tout le film et, d'autorité de plume, le systématiser en tant que principe général de mise en scène. La plupart des films d'architecture d'Emigholz ne sont faits que de détails systématisés : il m'est impossible d'en extraire un seul pour l'étaler comme beurre sur la tartine du film (en voilà une image). Il me faut d'emblée les considérer comme système et c'est sans doute ce qui m'empêche d'écrire : un film d'Emigholz (je parle de ceux de la série vertigineusement nommée Photography & Beyond) ne se raconte pas. L'action n'est pas dans les faits décrits (ou bien peut-être dans le micro-événement : un enfant joue au ballon devant la cathédrale d'Oran, un agent d'entretien s'avance sur la scène dans l'opéra vide...), mais dans le fait même de filmer un lieu, de le décrire en image. Chaque cut me fait l'effet du court métrage de Tezuka, Le Saut : l'effet d'un bond. On bondit dans l'espace de plan fixe en plan fixe, à l'intérieur d'un même espace, quitte à répéter le même motif sous deux angles légèrement différents, à la faveur d'un bond (depuis quand n'avais-je pas contemplé béatement ce que la variété des perspectives fait au bonheur d'être au monde ?). On en explore tout ce que le cinéma peut en tirer de plans. La nécessité esthétique l'emporte sur toute autre nécessité dramatique ; non, plutôt : c'est la nécessité esthétique qui fait drame.

* Soit quelque pilier de quelque église bâtie par quelque architecte : il plante sa verticale sur tel ou tel volume, telle ou telle surface, selon tel ou tel enchevêtrement géométrique qui fait de l'ensemble du bâtiment un assemblage singulier de droites et de courbes savamment disposées. Ces lignes préexistent au film, leur grâce est celle que l'architecte y a imprimé. Mais les lignes que le film voit sont les lignes du film et du film seulement, personne d'autre ne peut les voir ainsi que la caméra ici et maintenant : la lumière est celle de l'heure, l'angle celui que l'opérateur a décidé, l'apesanteur y est ce qu'on veut  laisser supposer (les plans débullés ne sont pas rares, toujours par nécessité), telle ligne est soulignée par la rencontre avec la ligne recherchée par le plan précédent et annonce la ligne du plan suivant... La logique d'assemblage relève ainsi de la nécessité esthétique : le point d'accroche de l’œil sur chaque plan doit répondre à un appel du fragment de bâtiment consciencieusement découpé par Emigholz, sur une logique d'herbier raisonné.

* On pourrait dire que c'est un montage point à point, par souvenir de celui à contrepoint de Pelechian. Pelechian visait à renforcer la qualité « informative » de son montage ; le montage d'Emigholz est au contraire franchement descriptif. L'un n'empêche pas l'autre et aucune des deux approches n'a à prendre le pas sur l'autre. Mais les deux existent, les deux sont du cinéma. Et aucune ne m'ennuie.

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